Les étoiles de Sidi Moumen et les Chevaux de Dieu (Entretien)
Entretien avec Mahi Binebine
Nathalie Galesne et Cristiana Scoppa
Le 17 mai dernier, Babelmed accueillait à Rome auprès de sa nouvelle rédaction, le coworking Cowall, l’écrivain et plasticien marocain Mahi Binebine, à l’occasion de la traduction en italien chez Rizzoli de son roman « Les étoiles de Sidi Moumen » (Il grande salto). Récit intense et dérangeant, le livre raconte la vie et l’enrôlement des jeunes kamikazes qui ensanglantèrent Casablanca le 16 mai 2003. Entretien.
Alors qu’il avait côtoyé la décennie noire de son voisin algérien sans encombre, le Maroc se relève, sidéré, au lendemain de l’attaque nocturne du 16 mai 2003 qui vient d’ensanglanter Casablanca. Le mythe de l’exception d’un pays immunisé contre le terrorisme islamiste s’écroule après le carnage perpétré par douze kamikazes issus du bidonville de Sidi Moumen.Sidi MoumenLes attentats à la bombe frappent simultanément cinq cibles: un restaurant espagnol, un restaurant italien proche du Consulat de Belgique, un hôtel international, le cercle de l’alliance israélite, et un ancien cimetière juif.La nuit casablancaise déchirée par les hurlements des sirènes se referme sur un bilan terrifiant : 45 morts auxquels s’ajoute une centaine de blessés. Revendiqués par Al-Qaïda, les attentats de Casablanca ont été coordonnés par le Groupe islamique combattant marocain (GICM) qui avait préalablement endoctriné les jeunes terroristes de Sidi Moumen. Dire l’horreur, en comprendre les rouagesEbranlé dans un premier temps par cette tragédie, Mahi Binebine réagit très vite. Il veut comprendre, il enquête, se rend des dizaines de fois à Sidi Moumen, commence son livre, le laisse en plan, le reprend… Quelques années plus tard, six ans après les faits, « Les étoiles de Sidi Moumen » est enfin publié.Roman choral, bref et intense, le récit se lit d’un seul trait. On en ressort à bout de souffle, cabossés, après avoir côtoyé de près la vie de jeunes gens attachants qui vont se livrer au pire, commettre l’irréparable.Yachine, protagoniste et narrateur, nous raconte de l’outre-tombe sa vie et celle de ses amis. La violence, la pauvreté, l’exclusion, -terreau idéal pour les recruteurs du terrorisme islamiste-, y sont dénoncées non sans ironie, dans un langage aux accents poétiques et philosophiques.« Qui sont les vrais monstres ? » interroge Mahi Binebine au fil des pages.
Entretien
Comment avez-vous appris les attentats de Casablanca ?
J’étais à Marrakech, j’écoutais les infos, quand soudain ça a été la douche froide. Nous n’étions pas habitués au Maroc au terrorisme. Nous pensions qu’il existait en Algérie, en Tchétchénie, au Moyen-Orient, partout ailleurs mais pas chez nous. Nous avons donc été extrêmement choqués par ce carnage. C’est à ce moment-là que j’ai entendu parlé pour la première fois du bidonville de Sidi Moumen.
Quelle réaction avez-vous eue à ce moment-là ?
J’avais un copain journaliste originaire de ce quartier très étendu, où vivent aujourd’hui quelques trois cent mille personnes. Je lui ai demandé de m’y emmener. Malgré une certaine hostilité des habitants vis à vis de l’extérieur, les gens m’ont ouvert leurs portes. Je voulais comprendre ce lieu et là j’ai vécu un second choc. Pour moi ce territoire terrifiant n’appartenait pas à mon pays. Ces gens parqués sans eau, sans électricité, ces égouts éventrés, ce n’était pas le Maroc… Et pourtant j’y étais passé tout près en voiture des centaines de fois. En effet, à quelques encablures de l’autoroute en direction de Rabat, le bidonville se déployait derrière une muraille de palissades, bien à l’abri des regards.
Qu’est-ce qui vous a frappé le plus à Sidi Moumen ?
La première image que j’ai eue de Sidi Boumen est celle de gamins qui jouaient au foot sur une décharge, heureux. C’est cette violence banalisée que j’ai voulu raconter dans mon roman. Je suis retourné une dizaine de fois dans ce bidonville, j’y ai rencontré les familles des kamikazes, j’ai mangé dans les baraques, je m’y suis attardé de longues heures.
Pourquoi ce roman a eu une gestation aussi travaillée ?
En fait, j’écrivais un livre qui me faisait peur, car si je comprenais ces gamins, comment le dire dans un récit moi qui combat le terrorisme de toutes mes forces? J’ai donc voulu abandonner ce livre, je l’ai d’ailleurs fait temporairement puisque avant sa sortie j’en ai écrit un autre, « Le Griot de Marrakech »(2). Cependant Sidi Moumen me poursuivait.
En 2008 j’ai repris le texte, j’ai enfin trouvé et assumé la clef du livre, je m’en suis sorti en m’autorisant à faire aimer ces gamins à mes lecteurs, en montrant qu’au bout du compte s’il y avait un monstre dans cette affaire c’était l’Etat, l’Etat qui avait laissé se développer un cancer urbain comme Sidi Moumen où avaient poussé dans des conditions désastreuses ces enfants qui n’avaient jamais connu l’école.
Comment fonctionne le terrorisme islamiste ?
Au Maroc, l’Etat a eu une grande responsabilité. C’est lui qui, à l’époque, a détruit les forces laïques marocaines et permis au wahhabisme de pénétrer partout dans le pays. Rappelons qu’alors, l’ennemi numéro un, c’était le communisme et non pas l’islam wahhabite des pétromonarchies du Golfe et de l’Arabie saoudite, cette grosse machine qui terrorise le monde et devant laquelle tous les puissants de la planète s’inclinent. Et de fait, durant toutes ces années, la mafia religieuse a pu s’installer et prospérer allègrement dans tous les bidonvilles du pays.
Lorsque j’ai commencé à enquêter sur Sidi Moumen, j’ai retrouvé un malaise semblable à celui que j’avais vécu dix-sept ans auparavant en écrivant « Cannibales » (3). Ce récit portait sur l’immigration clandestine, phénomène dont on parlait très peu à l’époque. Or, cette histoire d’attentat se présentait à l’identique, avec les mêmes profils de jeunes totalement démunis, sans aucun rêve d’avenir chez eux. Les uns avaient choisi de quitter le pays en s’embarquant sur des rafiots de fortune pour Paris, Milan… les autres d’abandonner cette terre pour le paradis. Dans ces deux réalités parallèles, on retrouve le même business qui envoie des enfants à la mort.
Y-a-t-il des similitudes entre les attentats de Casablanca et ceux qui ont récemment touché Paris et Bruxelles ?
En Europe aussi on a parqué des jeunes dans des banlieues, on les a oubliés sur plusieurs générations. Mais là encore, comme à Sidi Moumen, d’autres s’en sont occupé, profitant du vide pour leur donner un semblant de dignité et les enrôler. Il faut seulement deux ans pour radicaliser un enfant, ça va très vite. Le scénario international fait aussi écho à cette déshérence. Tout a commencé par le mensonge de la guerre en Irak qui a fait des millions de victimes civiles et déstabilisé la région tout entière, jusqu’à l’intervention en Libye où règne désormais le chaos le plus total. Il n’est donc pas étonnant que de tels conflits s’exportent aussi en Occident.
La situation a-t-elle changé dans votre pays par rapport à 2003?
Aujourd’hui, il y a une prise de conscience au Maroc, le gouvernement a compris que la stabilité du pays passe par l’éradication des bidonvilles. Je crois que dans l’ensemble la société marocaine se porte mieux. C’est pourquoi je suis rentré vivre au Maroc après vingt-deux ans d’exil.
Avec Nabil Ayouch vous avez créé, à Sidi Moumen, la Fondazione Ali Zaoua et ouvert le centre “Les étoiles de Sidi Moumen”, dans quel but ?
Nabil Ayouche a adapté mon roman à l’écran (4). Tous les deux nous avons gagné de l’argent en racontant cette histoire. Nous voulions donc, tout naturellement, faire quelque chose en retour pour les enfants de Sidi Moumen. Nous voulons casser l’isolement, connecter ce quartier au reste de Casablanca, et l’ouvrir au monde. Dans ce but, nous sommes parvenus à lever les fonds nécessaires pour y créer un centre culturel. Les étoiles de Sidi Moumen est implanté sur 2000m2, avec un jardin de 1500m2, un cinéma de 200 places, une médiathèque contenant 1500 volumes, des cours de langues, 40 ordinateurs. Aujourd'hui, un millier de jeunes fréquentent le centre. Ce lieu d’initiation et de formation aux métiers des arts et de la scène est dirigé par une femme exceptionnelle : Sophia Akhmisse. On y danse, on y chante, on y fait du théâtre, on y apprend les langues vivantes. Forts de cette expérience extraordinaire, nous allons tenter à présent l’aventure à Fès, Essaouira et Ouarzazate. La culture de la vie contre la culture de la mort, il n’y a que ça de vrai !
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