Tout est bâti sur du vent (Libe.ma - Aout 2017)
Le dernier roman de Mahi Binebine, “Le fou du roi”, évoque l’époque hassanienne à travers les yeux d’un de ses courtisans. En relatant les souvenirs d’un homme arrivé au crépuscule de sa vie et assistant à la fin d’un règne qui a marqué l’histoire, l’auteur souligne le caractère intrinsèquement éphémère de nos existences et la fragilité des émotions qui animent les êtres. Le métier de Mohamed consiste à « être drôle » et « à faire rire son maître ». Nuit et jour, il doit apporter de « la joie » à celui que tout le monde appelle « Sidi » et qui n’est autre que le Souverain Hassan II (jamais nommé en tant que tel dans le roman). Mohamed a intégré assez jeune la Cour du monarque, introduit par le poète Ben Brahim dont il partageait les nuits arrosées, écoutant et mémorisant ses poèmes. Au cours de l’été 1999, quelques heures avant le décès de Hassan II, Mohamed se remémore la période au cours de laquelle il a servi avec une totale dévotion son Maître : « N’ai-je pas été, trente-cinq ans durant, son serviteur dévoué, son amuseur à l’imagination intarissable, son théologien attitré, tout commandeur des croyants qu’il était, son consultant littéraire, sa référence incontestée dans l’univers fabuleux de la poésie, le témoin de ce temps où les Arabes guerroyaient à coups de quatrains ?». C’est sa mémoire infaillible qui lui a permis de construire cette proximité affective avec Brahim et ensuite de s’imposer en tant que « fqih » parmi les autres courtisans. C’est d’ailleurs ainsi que Sidi l’appelle devant tout le monde : « le fqih ». Toutefois, sa position lettrée ne s’inscrit dans aucun académisme austère : « Je tempérai aussitôt mes propos en tournant en dérision l’arrogance des savants, pour la plupart d’un ennui mortel, qui prennent plaisir à s’écouter parler en brassant du vent, faisant étalage d’un assommant savoir encyclopédique qui n’intéresse personne ». De nombreux passages du roman rendent compte de l’ambivalence des sentiments qui habitent tous ceux qui font partie de l’entourage proche du Monarque, depuis son médecin personnel jusqu’à la figure du nain (présent également sous l’apparat féminin dans le précédent roman de Mahi Binebine, « Le seigneur vous le rendra », (Le Fennec, 2013). D’un côté, les individus se sentent engloutis par un univers quasiment irréel : « L’esprit libre de ses interférences odieuses, je me glissais dans le confortable habit de ma fonction officielle, me plongeant dans l’empire de l’affabulation dont je m’évertuais à soigner la vraisemblance. Je célébrais alors les épousailles de la réalité et de la fiction et naviguais à vue dans l’univers féérique du songe éveillé. Oui, je redevenais magicien. Un être unique dont le seul roi pouvait s’offrir les services ». Mohamed songe à ces plats au goût exquis qu’il a goûtés lors des banquets, à ces gâteaux à base de miel, d’amandes, de noix et de haschich qui circulaient sous le manteau, à ces décors irréels, à tous les avantages acquis de par sa position. Il a épousé Mina, une femme ravissante du quartier des Touarga, dont il est profondément amoureux et qui lui a été offerte par le Palais. Toutefois, cette face euphorique des choses en cache une plus sombre. Le début du chapitre V montre l’envers du décor, qui est en toile de fond depuis le début du récit. L’entrée au palais Royal a un prix. L’adhésion doit être « pleine, entière et irréversible ». Nul écart de conduite, nulle erreur ne sont tolérés. Mohamed a passé toute sa vie au côté du Monarque, responsable de son bien-être et de sa gaieté : « Je n’ai pas vu vieillir ma femme, ni grandir mes enfants. Et pourtant, je ne suis ni mauvais mari, ni père indigne. Mais un banal individu contraint de chausser des œillères dans un univers que je n’ai pas vraiment choisi. Lorsqu’on embarque à bord du train doré des élus, celui qu’on ne quitte que pour de courtes et rares escales, on voit défiler des images en simple et lointain spectateur, sans prise aucune sur la réalité d’un monde désormais étranger ». Mohamed a été comme ces papillons de nuit attirés par les lumières étincelantes et qui se brûlent les ailes à leur contact, bien souvent sans en avoir conscience. Mohamed découvre un monde conditionné par la rivalité parfois violente pour être dans les petites grâces de Sidi. Lui aussi ressent cette envie d’exclusivité : « Bien des fois, j’ai retenu de justesse des mots assassins, des mots qui blessent, des mots vengeurs… Que de fois j’ai voulu me payer le nain féroce qui jouissait des faveurs du Souverain ». L’ignominie entre les êtres inspire à Mohamed des vers poétiques. C’est sur ses bases littéraires que son amitié avec Ben Brahim, connu pour son homosexualité, s’est construite. A un moment du récit, le narrateur évoque d’ailleurs ses penchants homo-érotiques : « Avec Ben Brahim, nous traînions du matin au soir sur la Grande-Place ; tandis que je m’attelais à ses miraculeuses envolées poétiques, lui rêvassait en quatrains devant les charmants minois, les cambrures prononcées de quelques silhouettes d’éphèbes qui allumaient le feu dans ses veines… et parfois aussi dans les miennes ». Cette ambivalence est présente dans les rapports affectifs avec le musicien Saher ou l’herboriste Moussa, et semble être le seul moyen d’apaiser la violence des rivalités. Mohamed prend également conscience que la soumission au Souverain doit être totale. Il s’agit d’être dévoué à lui de manière inconditionnelle, dans un rapport de sujétion analogue parfois au lien qui unit le maître et l’esclave. Lorsque Sidi doit d’absenter pour des périodes plus ou moins longues, Mohamed ressent douloureusement cette absence : « Sa voix, son regard, ses ordres, son ironie, ses mimiques et jusque ses furies laissaient en moi un vide dévorant, impossible à combler ». Même s’il est pris par cette « pétillante somnolence », Mohamed a bien conscience des trames qui constituent sa propre existence. Suite à l’attentat contre Sidi au sein même de son palais, auquel a participé indirectement son propre fils, il connaîtra l’ostracisme, la douloureuse mise au placard. Il a été le père d’un de «ces traîtres à la nation » qui iront croupir dans les prisons de l’Etat et ensuite dans les lieux de détention secrets, en compagnie de tous ces militants d’extrême gauche malheureusement absents du roman. Il assiste impuissant à la profonde tristesse qui envahit progressivement son épouse. Le fils emprisonné, présent également dans « Les funérailles du lait » (Le Fennec, 2012 ; 1ère édition 1994), est une ablation à son être. Contraint de le désavouer publiquement pour garder son rang et réintégrer progressivement le sérail, il n’en demeure pas moins que cet enfant habite la mémoire et les sentiments silencieux de Mohamed. Les œillères de ce fou du roi ne sont pas forcément celles de l’auteur, quand bien même il a parfois du mal à s’en démarquer et faire exister d’autres vies que celles de ses personnages entre les lignes du récit. Toutefois, elles rendent compte de la façon dont un homme attachant et sensible rend compte d’une époque historique importante au sein du Royaume chérifien. Merci Mahi.
Par Jean Zaganiaris Enseignant-chercheur CRESC/EGE Rabat, Cercle de Littérature Contemporaine
Lundi 21 Août 2017
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