L'atelier de Mahi Binebine, l'alchimiste
L'atelier de: Mahi Binebine, l'alchimiste, par Afaf Zourgani (Diptyk)
20 April 2010
Mahi Binebine squatte un hangar dans l’espace d’art Al Maqam. Visite d’un lieu qui a vu naître ses œuvres les plus connues et les plus cotées sur le marché avec, en prime, le travail sur une œuvre en direct. La voix de Léo Ferré résonne dans le silence et guide nos pas sur les pierres inégales qui mènent jusqu’à Al Maqam - résidence d’artistes créée par Mohamed Mourabiti à Tahanaout, près de Marrakech - et au grand hangar au toit vert dont les portes vitrées sont grandes ouvertes. Un homme en émerge et nous fait signe. Mahi Binebine est là avec son grand sourire, confirmant la réputation de bon vivant qui l’a devancé. Oui, l’artiste est jovial, en guise de points, ses éclats de rire ponctuent ses phrases. C’est un « bosseur » qui, conjurant toute tentative de paresse, use d’une discipline militaire. Oui, l’artiste contient et nourrit l’écrivain et vice-versa. Un brin mondain, si bien qu’on doute qu’il puisse porter en lui tout un peuple de personnages minés par la solitude, s’accrochant à leur tragique, se serrant contre le silence avec des yeux mutilés ou, pire, indifférents, résignés. Mahi Binebine est presque devenu un cliché où l’on a tendance à utiliser quelques-unes de ses vérités, de ses contradictions et beaucoup d’à-peu-près pour lui brosser un semblant de portrait. Alors, dans ce grand atelier, taillé à sa mesure même s’il ne lui appartient pas, où il a installé depuis plus de quatre ans ses toiles, ses pigments, ses pains de cire d’abeille, ses récipients d’huile de lin, sa « cuisine », comme il dit en riant, on cherche l’inédit, le non-dit dans les textes et les interviews. C’est sur une petite étendue de contreplaqué que l’homme se révèle. D’abord, une esquisse de dessin avec un morceau de craie charbon. Deux visages apparaissent, à la fois doubles et semblables. Deux bustes qui se confondent et s’étreignent en vain. L’artiste trace avant d’effacer puis de retracer. Comme un enfant sur son ardoise. « C’est mieux que de rester les bras croisés à attendre que ça sorte. Ça ne sort jamais tout seul. » Mahi n’a pas peur de corriger son trait, pourvu que sa main n’arrête pas de chercher, de trouver. « Corriger », le mot revient souvent dans la bouche de l’artiste et de l’écrivain. Corriger un trait, un mot, une phrase, mais aussi une situation, un pays… Corriger ce qui ne va pas, « ce qui fait mal ». Effacer de la main et recommencer sans se lasser, jusqu’à ce que soit trouvé le mot, le contour parfait. Il n’y a pas de taches dans la peinture de Mahi Binebine, plutôt des ratures, des reprises, des remaniements, comme une page manuscrite de Flaubert, ce fin ciseleur de romans qu’il admire. (…) Mahi Binebine aime jouer avec le feu. Les flammes de son chalumeau sublimateur lèchent la cire et la font s’imprégner de pigments lumineux, de couleurs primaires. Les couches se superposent, au risque, parfois, que le dessin se perde. Une peinture chaude, sensuelle, vivante, tactile, qui fond, se laisse aller, se reprend, choisit ses nuances… Flamme incandescente. Rouge carmin, puis jaune soleil, puis bordeaux. Violet, peut-être bleu azur. Mahi aime les couleurs, ne se lasse pas de les découvrir, d’en jouer, s’étonnant parfois encore du flamboyant d’un rouge primaire. « Lorsque je peignais avec Alphonso Garanda, nous nous complétions en tant que duo. Lui maîtrisait le dessin ; moi, je me passionnais pour les jeux de couleurs et de nuances ». L’artiste aime aussi la peinture des maîtres comme Goya : « Il a essayé de s’engager dans son temps, dans son combat. J’aime aussi Picasso, mais lui c’est un génie. C’est presque trop facile. [Rires…] J’aime les maîtres. J’ai un profond respect pour les maîtres, pour les vrais talents. » On quitte des yeux le tableau en gestation pour faire le tour de l’atelier habité par des matières à visages et à corps. Masques entreposés ; quelques toiles terminées ; planches de contreplaqué où s’esquissent des formes emmêlées pour on ne sait quel dessein, quel destin. Une toile minuscule, portrait du peintre croqué par une petite fille, Rabéa. Sur le mur, une main d’enfant a dessiné un cœur pour y contenir toute la petite famille de l’artiste, de Mahi le père. Puis a affirmé du même crayon noir : « Mina est passée par là ». Parce qu’on ne peut que passer dans cet atelier où l’artiste est infatigable, où il peut travailler pendant des heures. Pas de siège confortable pour s’asseoir, plutôt des tables- chantiers, des étagères, pas de bureau non plus. L’écrivain reste dehors. Lui et ses notes bien rangées. Et son bureau nickel. Ici il y a de la poussière et de la poudre. De l’éphémère et du volatil. Des masques amoncelés. Des pigments, une flamme et une cote qui ne cesse de monter. Dans cet atelier, on ne fait que passer, comme les œuvres qui partent un peu partout, dans le Maroc et dans le monde. Et déjà les personnages qu’on y voit s’apprêtent à prendre un nouveau chemin et à adopter de nouveaux contours. Car Mahi a envie de sculpture, davantage de sculpture. (…) Il est temps de partir, de quitter l’artiste, Al Maqam et Tahanaout. Et voilà qu’il demande dans un éclat de rire : « Vous êtes sûre que vous avez assez de matière pour votre papier ? » Là, c’est l’écrivain qui parle, celui qui se méfie de ceux qui se réfugient derrière une prétendue angoisse de la page blanche alors que, selon lui, ils n’ont tout simplement pas bien réfléchi à leur sujet. Lui l’écrivain qui ne s’assoit devant son ordinateur que lorsqu’il a une histoire à raconter. Mais oui, Mahi, il y a matière... Mais on pourrait tout aussi bien se contenter de dire que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Et que, parfois, il en est qui sortent du lot parce que, des histoires, ils savent en raconter. Tant pis si c’est surtout des histoires sombres, et tant mieux, parce que ce sont les plus sublimes. On pourrait aussi terminer ce papier tout comme Mahi Binebine l’a commencé, avec Léo Ferré dont Gilles Deleuze* écrivait : « (Il) a ce don extrême de dire des choses simples en révélant ses affects et ses expériences dont nous nous sentons les complices. C’est ce qu’on devrait montrer : ce complot d’affects (…), cette culture de la joie, cette dénonciation radicale des pouvoirs, ce glissement progressif vers un plaisir qui est le contraire de la mort. (…) C’est un homme de passion habité par la sérénité. » C’est, en quelques mots, un portrait taillé à la mesure de Mahi Binebine, même s’il ne lui appartient pas vraiment. Tout comme son atelier. Extraits de « Binebine l’alchimiste ». retrouvez le texte intégral sur diptyk n°4, Février mars, p.68. · Gilles Deleuze dans Léo Ferré, de Dominique Lacout, éditions Sévigny, 1991. Afaf Zourgani , le 12 Février 2010